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Vacances

Lucidiot Écrits 2017-12-24
En envoyant des idioties par SMS, j'ai été inspiré pour écrire une petite histoire inspirée de faits réels.


Seize heures et vingt-trois minutes, heure de Paris. Après avoir terminé avec quarante-neuf minutes d'avance l'examen de programmation orientée objet, il est temps de sortir. Je fais rapidement mon sac, pose ma feuille sur le bureau du prof, et sors rapidement de la salle. Je dévale les escaliers le plus vite possible, en m'essouflant au passage, et je sors en passant par la seule porte équipée de barres anti-paniques ­— elle est plus légère et plus rapide à ouvrir, je grapille quelques secondes.

Après quelques minutes de marche rapide, je rejoins la station de métro. Je valide la carte sans m'arrêter, contournant le technicien de surface et les autres voyageurs inconscients de la situation dans laquelle moi et des centaines d'autres personnes allons nous retrouver d'ici peu. Je pratique un peu de cardio en montant l'escalator.

En haut de la station, je me positionne collé contre la porte la plus à droite, « porte numéro 6, » la porte par laquelle je pourrai sortir le plus rapidement possible de la station d'après mon application développée spécialement pour me faire gagner du temps. Le quai se remplit de personnes, et je suis le premier à m'engouffrer dans le VAL 208 dès lors que les double-portes s'ouvrent. Je me trouve un siège, ce qui me permettra de me reposer un peu et de reprendre des forces pour la suite des opérations.

Le trajet se passe normalement, le temps inter-station oscillant dans la moyenne habituelle des quarante-cinq à soixante secondes et les portes restant ouvertes pendant quinze secondes. Deux stations avant mon point d'arrivée pour ce moyen de transport, le métro subit un ralentissement léger. Rien de bien grave, me dis-je, avant que le métro ne subisse un ralentissement plus fort par la suite et finisse par effectuer un arrêt complet à seulement quelques mètres de ma station d'arrivée.

Tant pis, je perds une dizaine de secondes sans doute à cause de portes n'ayant pas pu se fermer, les lillois ayant une fâcheuse tendance à ne pas connaître les règles d'optimisation dans les transports en heure de pointe ni l'existence d'une limite de capacité des véhicules. Le métro arrive tout de même. Je descends de voiture et cours vers les escalators. Tout le monde va tout droit et prend le même escalator ; je pivote dans le sens anti-horaire d'un angle de trente degrés pour emprunter l'autre escalator, totalement vide.

J'effectue une nouvelle séance de cardio, puis entame une nouvelle marche rapide de plusieurs dizaines de mètres, suivie d'un peu plus de cardio, pour constater à mon plus grand regret l'absence de voie annoncée pour l'unité multiple de B 82500 à destination de Rouen dont la première escale a lieu à Douai, ma destination. Par habitude, je sais qu'elle partira probablement voie trois, donc je m'y dirige.

Seize heures et cinquante-deux minutes, heure de Paris. Plus que dix minutes avant l'heure de départ théorique du train. Les habitués se massent déjà devant les six voitures, n'attendant que l'autorisation d'ouverture des portes. Les non-initiés se massent quant à eux dans le hall principal de la gare, d'abord avec des foules assez espacées laissant passer les gens au travers, puis en formant finalement une masse de plus en plus compacte et dense.

Ça y est. Les enregistrements audio de Simone Hérault, joués successivement, annoncent à l'auditoire dans la gare que le train partant à dix-sept heures deux à destination de Rouen Rive Droite part voie trois. Là commence l'habituel déversement de personnes sur le quai, marchant vite, courant presque dans l'unique but d'obtenir un siège à bord d'une des voitures.

Mais ce à quoi je ne pouvais m'attendre, c'était l'inhabituel. Et ledit inhabituel fut la force de la volonté de certains passagers à obtenir ce siège, à voyager confortablement tout en adressant des rires moqueurs à la populace moins courageuse, debout entre les rangées de sièges, ou même debout sur le quai, ne pouvant plus monter dans le train bondé.

Il y a quelques mois, lors d'une collision frontale d'un train avec un être humain, le trafic a été paralysé environ deux à trois heures. Mais quelques minutes après le début de l'incident, il a été proposé aux voyageurs de regagner une gare à quelques centaines de mètres, pour prendre un train à grande vitesse puis faire une correspondance à une autre gare pour arriver à destination. C'est la seule fois dans ma carrière de voyageur pressé où j'ai vu des voyageurs véritablement courir ; je veux dire, pas seulement ceux qui seraient en retard, mais une foule de voyageurs entière.

Désormais, il y a une seconde fois. Des passagers venus du hall courent sur le quai, nous obligeant à également accélérer le pas pour ne pas se faire dépasser. Quelques valises roulantes, les pires inventions de l'humanité avec les poussettes, s'entrechoquent un peu durant la course de plus en plus folle. Je vois s'approcher de moi les voitures centrales, les mieux placées pour me permettre de sortir rapidement à ma destination, derrière un groupe de personnes tentant d'y embarquer. Alors que je m'apprête à quitter la partie du quai opposée au train, où la circulation est plus fluide, pour traverser le quai et la masse de voyageurs en furie et rejoindre ma porte, je vois quelqu'un trébucher contre une valise et tomber sur les rails.

Le temps s'arrête un instant. Que devrais-je faire ? L'aider à se relever, au risque de perdre mon siège ? Un soupçon d'humanité revient en moi ; mais il est rapidement écrasé quand des voyageurs commencent à me pousser, ayant un peu ralenti suite à l'incident. Il n'est pas le seul à avoir été écrasé ; des giclées de fluides corporels chargés d'hémoglobine sortent sur le quai, suite à l'arrivée d'un train sur la voie. Personne ne l'a vu venir, et le conducteur n'a pas pu s'arrêter à temps.

Cet événement aurait dans des circonstances normales fait s'arrêter tout le monde, horrifiés par le spectacle qui s'est produit par leur simple individualisme, leur simple envie d'être assis sur un morceau de tissu pendant quelques dizaines de minutes, et leur très médiocre sens des priorités. Mais avant que qui que ce soit ne puisse s'improviser doctorant en philosophie ou en sociologie, un mouvement de foule se déclenche.

Pas pour s'éloigner de peur de ce cadavre à côté de nous, mais bien pour s'empresser encore plus d'embarquer. Certains commencent à émettre des rugissements, tels des animaux guerriers prêts à attaquer, et tout le monde commence à charger, à courir de plus en plus vite. Des valises volent littéralement au-dessus de la foule ; certains essaient de se débarrasser de leurs bagages pour courir plus rapidement.

À côté de moi, j'aperçois deux femmes s'arrachant les cheveux pour une raison inconnue, dans une position me rappelant une mêlée de rugby, et j'entends à ma droite des hurlements de douleur émis par un enfant, au sol, mutilé par les coups de pieds de toute cette masse enragée, ensanglanté.

Mon instinct de survie refuse que je fasse preuve d'altruisme ; dans une telle situation, il ne me reste plus qu'un seul espoir, un seul refuge où je peux être en sécurité : mon siège.

Je rejoins alors la foule enragée, me protégeant comme je peux avec mon blouson, ramassant une canne et m'en servant pour repousser les autres tels des zombies affamés. Pas à pas, je m'approche lentement de mon objectif. Et une seconde lueur d'espoir apparaît.

À la porte que j'essaie de rejoindre, un groupe de personnes bloque le passage, tentant tant bien que mal de repousser toutes ces créatures déshumanisées et assoiffées de places assises. Un de mes amis, Ralph, avec qui j'emprunte occasionnellement le train lorsque nos horaires se croisent, est à bord et me reconnaît. Je le vois tourner la tête pour avertir les autres, et ils me font signe de venir.

Plus que deux mètres. J'assène un coup de canne dans les parties intimes d'un type baraqué avant qu'il ne puisse fracasser le crâne décapité de sa femme contre le mien, et je parviens à attraper la main tendue de Ralph, qui me tire de toutes ses forces vers le train. Une personne âgée, je dirais même très âgée, s'est agrippée à mon sac ; mais un des passagers du train lui lance une canette vide, suffisante pour l'assommer.

Je parviens finalement à monter dans le train, trébuchant au passage et tombant sur le sol. Je me rends compte que mes sauveurs ont fait un travail très efficace ; le train est presque complètement vide. Ils ont vite commencé. Ayant encore un peu de forces, je me relève, attrape quelques projectiles dispersés dans le couloir et aide mes nouveaux collègues à défendre nos positions.

Dix-sept heures et une minute. Il n'y a pas eu d'annonce effectuée par le contrôleur dans le train, pour des raisons évidentes. Raisons évidentes qui commencent à battre en retraite, vu l'échec imminent de leur attaque et leur difficulté à se déplacer parmi les tas de cadavres.

Alors que nous arrivâmes à court de munitions, la mélodie plutôt uniforme de l'alarme de fermeture des portes n'a jamais été aussi douce et rassurante. Nous usons de nos ultimes forces pour pousser nous-mêmes la porte pour la faire se fermer plus rapidement et repousser tous ces bras étranges couverts de plaies tentant de nous empêcher de partir. Un bras reste coincé dans la porte, mais le plus âgé d'entre nous sort un hachoir et tranche le bras.

La porte se ferme enfin, et nous pouvons enfin souffler, toujours sous le choc de ce qui vient de se produire. Je remercie mes sauveurs, serre la main de Ralph, et nous allons nous installer dans un train aussi vide qu'en heures creuses, dans la zone la plus confortable.

Dix-sept heures et quatre minutes. Alors que notre train part avec un léger retard habituel, nous entendons des bruits de coups sur les vitres causés par les quelques survivants de cette boucherie, puis des coups de feu se font entendre. Nous ne savons pas d'où ils proviennent. En fait, nous ne savions même pas que ces bruits sourds étaient des coups de feu jusqu'à ce qu'une vitre d'une des portes ne soit brisée.

Une des femmes présentes parmi nous émet un cri aigu qui m'a plus apeuré que la vitre brisée elle-même, et nous baissons tous la tête. Fort heureusement, notre train quitte la gare juste à temps pour éviter des dommages supplémentaires. Je fouille mon sac à dos, trouve un grand sac plastique et Ralph se propose pour m'aider. Nous nous débrouillons pour boucher le trou dans la vitre et rester au chaud.

De retour sur nos fameux sièges pour lesquels nous avons tant combattu, nous nous regardons tous en silence. Inutile de discuter pour saoir que nous nous posons tous les mêmes questions. Que s'est-il tout simplement passé ? Comment en sommes-nous arrivés là ?

Me concernant, ces questions trouveront probablement leur réponse, mais pas maintenant ; maintenant, je suis en vacances, et j'ai une place dans le train.


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