lucidiot's cybrecluster

Le Web devient une télévision

Lucidiot Réflexions 2018-02-24
Et comment certains l'ont compris et essaient de le sauver


Il y a environ une dizaine d'années, j'adorais expérimenter avec tous les services possibles et imaginables sur Internet ; j'avais un groupe sur MSN Groups à moi tout seul, un blog sur Windows Live Spaces que j'utilisais à des fins de test, deux comptes sur Habbo, mais surtout, je polluais l'ordinateur familial avec des logiciels tels que les widgets Yahoo, Google Desktop, IncrediMail, CubeDesktop, et en faisais des critiques enjouées publiées sur un blog Blogger après avoir été écrites sous Windows Live Writer. C'est une époque de l'évolution d'un design à la Windows XP vers un design « glossy, » brillant, parfois coloré et avec beaucoup de transparence, celui de Vista et de Windows 7. En termes de design, c'était mon époque préférée, celle d'avant le « flat design » actuel constitué de seuls quelques carrés de couleur et des textes colorés sans effet visuel.

Je me souviens tout particulièrement d'une des premières extensions que j'avais installé sur l'alors révolutionnaire Google Chrome, qui permettait d'ajouter un défilement infini sur les pages de résultats de recherche de Google. Une fois arrivé en bas de la page, pouf, de nouveaux résultats apparaissaient, sans avoir à demander la page suivante.

Ce type de défilement, l'« infinite scrolling » pour les anglophones, était quelque chose qui m'impressionnait ; alors que je ne savais pas faire plus de stylisation dans une page HTTML qu'avec des attributs BGCOLOR et COLOR dans les balises écrites sur le Bloc-notes de Windows, je voyais des pages s'animer, se modifier automatiquement pour fournir du contenu supplémentaire comme par magie.

Aujourd'hui, ce type d'affichage en flux ininterrompu n'impressionne ni ne choque personne ; on s'attend à le recontrer partout, et on commence même à s'étonner de devoir utiliser des boutons de pages suivantes ou précédentes. Pour les développeurs de ma génération et de celles futures, les notions techonologiques associées sont bien connues, et nous bénéficions désormais d'un grand nombre de protocoles, d'éléments d'interface utilisateur et de librairies conçues pour se faciliter le travail.

Mais récemment, ma vision de tout ça a fortement évolué. J'ai d'abord rejoint Mastodon, un réseau social semblable à Twitter, open-source et reposant sur des protocoles open-source (et maintenant sur des normes bien définies du W3C), et décentralisé, contraignant l'utilisateur à choisir son serveur mais offrant une meilleure liberté d'expression, une modération efficace sur des communautés à taille humaine malgré le million d'utilisateurs du réseau, et une sécurité aux utilisateurs souvent vulnérables sur d'autres réseaux tels que Twitter, notamment les non-hétéros, les féministes et anarchistes, etc.

Je n'ai pas rejoint Mastodon parce que j'étais vulnérable mais parce que je m'intéresse de plus en plus à la sécurité de mes données, à la protection de ma vie privée et aux logiciels libres, suite à une méfiance grandissante envers le moindre internaute inconnu, la moindre corporation ou le moindre gouvernement, méfiance à laquelle je n'étais pas confronté à l'époque de mes bidouilles sur le PC familial. J'y ai trouvé une communauté joyeuse, pleine d'entraide, se serrant les coudes durant des moments difficiles et faisant des débats constructifs entre deux mèmes. Bref, tout ce que je voulais de Twitter, et que je n'ai jamais vraiment eu.

Le plus intéressant fut que cette communauté faite de tous ces « rejetés » de Twitter, très diversifiée, est constituée de beaucoup de développeurs ou au moins de personnes intéressées par l'informatique. Une majorité d'anglophones parmi eux tend à exprimer son regret des anciennes technologies, de l'informatique « rétro. » J'y ai découvert un mouvement à l'image du courant steampunk, le « cyberpunk, » parfois orthographié « cybrepunk, » consistant en un mélange de technologies actuelles avec du rétro.

On y trouve par exemple un client Mastodon pour Amiga, des jeux vidéo ultra pixellisés sous Unity ou Godot, ou encore des bots générateurs de pixel art. On y parle aussi de créations hors de celles des utilisateurs du réseau telles que Txties, un service de mise en ligne de pages écrites en Markdown, ou encore d'autres communautés telles que tilde.town.

Tilde.town, dont le nom « tilde » provient du symbole ~ désignant le dossier personnel d'un utilisateur sur un système Unix, est une machine virtuelle Ubuntu hébergée chez Amazon et accessible directement via SSH. N'importe qui peut s'inscrire sur le site, muni d'une clé SSH, et obtenir son propre compte utilisateur sur la machine, où il pourra se connecter et avoir accès à un terminal. Il y a au moins une vingtaine de communautés de ce genre, mais tilde.town est la plus grosse, avec plus d'un millier d'utilisateurs (surnommé le kilotownie).

De là, il devient possible de jouer un peu avec un serveur web statique, de découvrir les projets réalisés par les utilisateurs tels que asciifarm, un MMORPG autour de l'agriculture, de discuter avec la dizaine d'utilisateurs toujours en pleine discussion sur le canal IRC, d'apprendre les commandes Bash, ou de développer dans de nombreux langages, y compris l'Inform, qui est un langage créant des livres dont vous êtes le héros (aussi appelés fictions interactives). Bref, il y a de quoi s'occuper.

J'ai rejoint tilde.town il y a quelques mois, et j'y ai testé quelques scripts Python, lu des messages de newsgroups (les ancêtres des forums, basés sur le protocole NNTP) sur le client mail en ligne de commande Alpine, et j'y ai découvert la communauté majoritairement américaine qu'elle contient. J'y ai reçu du soutien et des compliements, ou de l'aide, dans mes projets ou dans à peu près tout ce que j'ai voulu partager, et j'ai pu aussi découvrir la variété de sites web hébergés, certains reprenant les designs bourrés de GIF animés de l'époque de GeoCities, d'autres écrivant simplement des fichiers texte, ou encore d'autres offrant un site professionnel et moderne pour les recruteurs éventuels. Le seul point commun, finalement, c'est qu'ils sont uniques.

Et c'est là le secret de la richesse des communautés telles que Mastodon et tilde.town : Chaque serveur, chaque site, chaque utilisateur est différent ; chacun partage son contenu et le présente comme il le souhaite.

Contrairement aux réseaux sociaux, qui par leur présentation uniforme ne laissent aucune créativité et traitent avec la même égalité un article de blog sur la terre plate, une publication scientifique sur le remède contre le SIDA, et le postérieur d'une star dénudée, en présentant le tout dans un défilement infini, un flux, où chaque publication affichée a été présélectionnée parce qu'elle risque de vous plaire, parce qu'elle fait de l'audience, que l'utilisateur regarde sans vraiment avoir le contrôle de ce qu'il voit, les sites personnels offrent un véritable espace de liberté sur Internet, puisque c'est Internet comme l'avait imaginé Tim Bernes-Lee ; un internet du partage des connaissances, un catalyseur du progrès dans tous les domaines, et non un refuge à mensonges, propagandes, clickbait, publicités et autres pollutions.

Ces petites communautés « cyberpunk » sont donc peut-être le futur d'Internet, les graines d'un nouveau réseau mondial qui apparaîtra si un jour on se rend réellement compte du danger que sont les réseaux sociaux actuels, qui font d'Internet la nouvelle télévision.


Commentaires

Lord Vlad, 2018-02-25

Dans un sens, cet article réponds plus ou moins à la fin de mon article sur la supériorité technique d'internet en temps que média.

La télévision est à ce point dépassée qu'internet est déjà dans une phase où il a son propre mainstream lissé et qui divertis les indécis avec trop de temps libre et pas assez de cerveau.

Et d'ailleurs, j'objecte. Faisons l'avocat du diable. Le format n'est pas important, le contenu est la seule chose digne d'intérêt. Qu'importe que Facebook formate absolument tout pour qu'il semble pareil, ce qui est écris ne l'est pas. Et il est probablement possible d'obtenir un flux Facebook dont chaque publication est largement digne d'intérêt et différente, bien au delà du clickbait et autre fake news, en filtrant ses amis et ses pages avec suffisamment de rigueur.
Qu'en penses-tu ?

Lucidiot, 2018-02-25

Il n'y a pas seulement le filtrage du clickbait et des fake news ; on reste inondé par la publicité et les algorithmes de Facebook qui calculent le fil d'actualité affiché vont toujours prioriser certains types de contenus : on est naturellement plus attirés par des images que par du texte. Par exemple, cet article de blog n'a aucun intérêt sur Facebook, il ne s'affichera qu'en un simple petit texte, et pour un utilisateur notamment sur mobile, il défile bêtement son écran, voit passer un bout de texte, et ne prendra pas le temps de le lire parce qu'il faut vite voir ce que tout le monde publie. En plus, même s'il lisait le petit texte, il devrait cliquer sur le lien pour lire l'article en entier ; c'est un pas que peu de gens franchissent.
D'ailleurs, Facebook s'en rend bien compte, et permet maintenant aux utilisateurs de colorer leurs status avec des dégradés bien vifs pour qu'on puisse les voir comme du texte, mais ça ne fonctionne que pour du texte très court, plus petit qu'un tweet ; et ce texte est bien trop court pour présenter un quelconque lien par exemple.
De plus, tout cela implique toujours une centralisation de tout ; et si Facebook décidait un jour de supprimer complètement les liens et de ne laisser que les images ? Hop, on perd instantanément l'intégralité de son audience. On n'a aucun contrôle sur ce que Facebook fait de nos publications.

fluffy, 2018-02-24

Et les emojos ! On en parle des emojos ?!?
Comme truc de design sympa, il y a un truc que j'aimerais bien, ça concerne le 'drawer' d'android (là où il y a les notifs). Ce serait qu'en le dépliant, au lieu d'abaisser une barre, on fasse se développer des entrelacements. (Et on est d'accord que le le *flat design* c'est meh.)

Lucidiot, 2018-02-24

Oui bien sûr les emojis custom de Mastodon font partie de l'originalité et des spécificités propres à chaque instance. ^^
Et à mon avis cette animation est trop 'complexe' pour rentrer dans les règles de Material Design de Google, donc tu ne l'auras probablement pas ! :/